Qatar – Déclaration à la presse de Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères (Doha, 28 mars. 2022)

Q – Je vais commencer par une question “sur le terrain” avant de revenir et de parler d’une image plus large. Je pense que c’est une nouvelle importante à venir que le Président français s’entretiendra avec son homologue russe Vladimir Poutine pour discuter des termes et conditions d’une opération humanitaire exceptionnelle d’évacuation des civils à Marioupol. Il ne pouvait y avoir rien de plus important. Je pense que nous sommes tous d’accord, je sais que vous avez tous regardé les nouvelles, je pense que Marioupol a été une catastrophe absolue et dévastatrice pour le peuple ukrainien et je pense qu’il est important que vous puissiez expliquer exactement à quoi ressemblerait cette opération et où nous en sommes, Monsieur le président, alors nous reviendrons et entamerons une conversation plus large.

R – Merci de m’accueillir.

Tout d’abord, je voulais dire que c’est la 24e fois que je viens au Qatar en tant que ministre de la République française. Cela montre la force de nos relations et leur diversité mais aussi très souvent les convergences que nous avons ensemble dans l’évaluation et l’action au niveau international. Et avant de revenir à votre question, je voulais également dire que je suis extrêmement attentif à l’agilité et à la créativité de la diplomatie du Qatar en cette période sous l’autorité de S.A. l’Émir Tamim et à l’activité de mon collègue Cheikh Mohamad. J’ai apprécié cela, notamment lors de la crise afghane où nous avons pu constater par nous-mêmes les efforts diplomatiques importants entrepris par l’Émirat et ayant également eu une forte collaboration pour permettre à nos propres concitoyens mais aussi aux Afghans menacés, leur permettant de venir en Europe et en France en particulier, alors je voulais rendre hommage et dire que j’apprécie particulièrement ces jours-ci les efforts déployés par la diplomatie du Qatar vis-à-vis de la possibilité de signer l’accord JCPOA, je sais que vous en avez parlé, ce qui est maintenant vraiment sur la table et je sais à quel point vous êtes déterminés à pouvoir essayer de trouver un accord majeur pour la région. . Et aussi pour les efforts que vous avez entrepris concernant l’évolution de la situation au Tchad, ici à Doha vous allez accueillir une conférence préparatoire à la transition à N’djamena et tout cela se passe bien, donc je salue l’agilité, la diplomatie et l’action du Qatar. Et je vous remercie pour cette confiance profonde entre nous.

Je ne m’attarderai pas sur ce qui va se passer à Marioupol, tout d’abord parce que cela ne se passe pas ici et que cela doit se passer dans les meilleures conditions de sécurité et de discrétion. Vous pouvez voir que Marioupol est un nouvel Alep et, et cela se produira avec une culpabilité collective si nous ne faisons rien. Marioupol est une guerre de siège, dans laquelle la Russie s’est engagée depuis un mois, peut-être n’a-t-elle pas envisagé une guerre de siège, mais maintenant c’est une guerre de siège et Marioupol en est l’exemple le plus frappant. La guerre de siège est une guerre horrible et les populations civiles sont massacrées, anéanties, la souffrance est horrible. La durée des guerres de siège est assez impressionnante, de sorte que ces combats épuisants se traduisent par des tragédies et des souffrances insupportables, d’où la nécessité de s’assurer qu’il y ait au moins un moment où les populations civiles peuvent respirer. C’est ce que le président français tente de faire, mais les acteurs sur le terrain doivent imposer un cessez-le-feu à commencer par l’agresseur. Parce qu’il y a un agresseur dans toute cette histoire, il y a une puissance envahissante qui, pour atteindre ses propres fins, prend une population en otage à Marioupol. C’est vraiment inacceptable.

Q – Le président Macron, s’entretient fréquemment avec ses homologues russe et ukrainien. Après son dernier appel la semaine dernière, il dit qu’il ne voit pas d’accord en vue pour un cessez-le-feu en Ukraine. Pourquoi, Monsieur? Quelle est, selon vous, la raison de la position du président Macron là-bas ? Le président Macron, qui a une relation avec le président Poutine qui lui a permis de déployer des efforts importants pour tenter de négocier le résultat de cela. Le président Macron fait-il confiance au président Poutine à ce stade?

R – Cette tragédie ukrainienne fait un long chemin dans l’histoire et la France était partie prenante, comme vous le savez, de ce qu’on appelait le format Normandie, mis en place en 2014/2015, dont l’objectif était de sortir de la crise dans la partie orientale de l’Ukraine. La France était partie prenante depuis les accords de Minsk. J’étais moi-même sur ces négociations et nous avons essayé de faire en sorte que les éléments centraux de l’accord de Minsk puissent être mis en place. À un moment donné, il y avait de l’espoir en décembre 2019, après l’élection du président Zelensky, il a été considéré que des voies étaient ouvertes pour aboutir à une solution pacifique et politique à cette situation dans le Donbass. Malheureusement, cela ne s’est pas produit et ce n’est pas faute d’avoir essayé et à plusieurs reprises le président Macron a demandé que le format Normandie se réunisse même au plus haut niveau, afin d’aboutir à des solutions concrètes et acceptables qui garantiraient l’intégrité et la souveraineté de l’Ukraine. Cela n’a pas eu lieu.

Ensuite, il y a eu ce dont vous êtes conscient: à la fois l’élargissement du conflit ukrainien aux questions de sécurité et de stabilité à cause des décisions prises par le président Poutine en décembre dernier, demandant au gouvernement américain et à l’OTAN des règles et des règlements en Europe, et la volonté, la volonté de parler de questions de souveraineté à condition d’avoir le bon forum et d’y venir sans agenda caché, et puis la brutalité de la situation du 24 février, la brutalité diplomatique puis la brutalité militaire.

Avant de répondre à votre question sur l’action du Président Macron, ce qui me semble être le plus dramatique sur le plan politique et diplomatique après un mois de conflit, qui a été vraiment bien identifié lors des réunions qui ont eu lieu à Bruxelles la semaine dernière, le sommet de l’OTAN, la réunion du G7 et le Conseil européen particulièrement axés sur la question ukrainienne, sur trois sujets différents, le Président Poutine a eu l’effet inverse de ce qu’il cherchait, de ce qu’il pensait trouver.

D’abord sur l’Ukraine, il a pensé qu’il y avait une forme de fragilité, regardant probablement les images de son arrivée en Crimée sous des acclamations enthousiastes en 2014. Il pensait qu’au moins dans la partie russophone de l’Ukraine, l’accueil serait le même et qu’il était lui-même censé affirmer une identité russe spécifique, dans cet espace ukrainien. Peut-être même qu’en Ukraine, il pensait que près de la présence russe, à cause des Alliances ou de la complicité, voire de la complicité financière, cela créerait une faille dans l’organisation de l’État, et c’est exactement le contraire qui s’est produit. D’une certaine manière, le président Poutine contribue à renforcer l’Ukraine, à renforcer une nation, à la solidifier, à l’unifier, à lui donner de la fierté. Parce que ce qui est clair depuis le début de cette crise militaire, c’est aussi cela, la force de cette résistance, je sais que vous avez entendu le président Zelensky au début de ce forum de Doha, la force de la résistance, mais derrière elle tout le peuple, résistant et affirmant sa propre souveraineté.

Deuxièmement, il aurait pu penser que les démocraties européennes étaient collectivement faibles et qu’elles n’allaient pas réussir à avoir la réponse appropriée à cette agression et que la solidarité avec l’Ukraine serait variable dans sa portée, et donc si des sanctions avaient été adoptées, elles auraient été faibles car les Européens n’auraient pas été en mesure de trouver un accord. C’est exactement le contraire qui s’est produit. Jamais auparavant l’Union européenne n’a été aussi déterminée dans sa réponse, aussi rapide dans sa réponse, aussi unie dans sa réponse, aussi forte dans ses propositions. Allant jusqu’à des questions énormes, qui sont la déclaration lors du Conseil européen de Versailles, affirmant que nous pourrions avoir les bons moyens d’assurer la souveraineté énergétique de l’Europe. Donc : échec total, même sur l’énergie car même un objectif à court terme de réduire de deux tiers la dépendance énergétique d’ici la fin de l’année et d’atteindre une autonomie énergétique systémique organisée complète d’ici 2027, c’est le contraire de ce qu’il cherchait.

Et dans le même temps, l’Alliance transatlantique s’est redynamisée. Nous avions des questions sur son avenir. Nous nous demandions s’il s’agissait d’un instrument du passé et s’interrogeait lui-même sur ses propres missions, parfois non conformes à la mission de fond qu’il avait lors de sa création, la sécurité de l’espace transatlantique et non autre, mais aussi une Alliance qui serait forte par solidarité, et aussi défensive et non offensive. Et vous avez à nouveau ces principes. Alors maintenant, les résultats sont exactement le contraire de ce que le président Poutine recherchait.

Q – J’ai entendu tout ce que vous venez de dire et j’entends votre confiance sur ce qui a été réalisé la semaine dernière, Joe Biden le président américain était à Bruxelles, il s’est ensuite rendu en Pologne pour faire un grand discours à Varsovie et à la fin de ce discours, il a dit que Vladimir Poutine ne pouvait pas rester au pouvoir. Maintenant que la Maison Blanche a arrosé cela, ils ont dit qu’il ne parlait pas de changement de régime. Quoi qu’il en soit, le président américain a déclaré ouvertement dans son discours à Varsovie que V. Poutine ne pouvait pas rester au pouvoir. Quelle a été votre réponse à cela? Quel genre d’impact pensez-vous que cela pourrait avoir, à l’avenir?

R – Je ne parle pas au nom du président Biden, mais sur ces questions, je peux parler au nom du président Macron, et d’une certaine manière, je vais répondre à la question que vous avez posée tout à l’heure. Nous devons continuer à parler avec les Russes. Nous devons continuer à parler avec le président Poutine, car c’est précisément parce qu’il n’atteint pas le résultat escompté que j’ai décrit plus tôt, que nous devons exiger le dialogue et l’engagement, clairement sans naïveté, avec beaucoup de fermeté, mais continuer à parler pour qu’à un moment donné, il considère que le prix à payer pour son intervention en Ukraine est si élevé qu’il vaut mieux négocier.

Et puis, il y aurait un vecteur pour ouvrir les discussions, il y aurait quelqu’un à qui parler, quelqu’un qui pourrait y parvenir. C’est ce sur quoi le président Macron a travaillé. Il le fait parce qu’il représente la France, parce qu’il y a de l’histoire, parce qu’il y a eu une relation antérieure avec le président Poutine, aussi parce que la France est membre du Conseil de sécurité, et en cette qualité a cette responsabilité, mais aussi parce que la France a la présidence de l’Union européenne, donc elle a une responsabilité supplémentaire.

Maintenant, nous connaissons l’étendue des sujets de discussion qui seront inévitablement sur la table, qui sont à la fois la neutralité de l’Ukraine, le point d’interrogation et la neutralité, et les garanties pour la sécurité de l’Ukraine, le niveau de militarisation de ce pays et aussi la question des territoires, à la fois la question de la Crimée, mais aussi Louhansk et Donetsk. Nous savons quels sont les sujets. Maintenant, nous devons en parler et la meilleure façon d’en parler est d’avoir un cessez-le-feu. Vous ne parlez jamais sérieusement avec une arme à feu à la tête. C’est pourquoi surtout, avec Marioupol, le président Macron a demandé que les conditions soient réunies pour qu’un cessez-le-feu ouvre les négociations. Le cessez-le-feu signifie l’arrêt, cela ne signifie pas la fin des négociations, c’est le début de la négociation sans que le peuple souffre.

Q – Permettez-moi d’être un peu plus précis. Êtes-vous d’accord avec Joe Biden quand il dit que le président Poutine ne peut pas rester au pouvoir?

R – J’ai dit que je n’étais pas le porte-parole du président Biden, et je vais en rester là. Ce que je dis simplement, c’est que ce que nous devons faire, c’est trouver des voies et des moyens de négociation avec la Russie, et c’est pour cette raison que le président Macron discute toujours avec le président Poutine, pour parvenir à des conditions d’abord pour un cessez-le-feu, puis pour la négociation.

Q – Savez-vous comment le président Macron a réagi à ce discours de Joe Biden?

R – Je n’ai pas de commentaires à faire à ce sujet.

Q – Une pensée de clôture?

R – Je pense que nous sommes à un point de basculement, où au-delà de la crise ukrainienne, les paramètres de stabilité et de sécurité en Europe sont remis en question, et au-delà, bien sûr, les risques d’une déstabilisation globale de tous les piliers sur lesquels la communauté internationale a tenté de vivre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est une crise qui nous affecte tous dans notre sécurité et il est très bon que ce Forum de Doha ait pu aborder cette question de manière très claire et pacifique.