Sommet de Québec (Canada)
2 septembre 1987
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Allocution de
M. François Mitterrand,
Président de la République,
lors de la cérémonie d'ouverture
du sommet de la Francophonie
Québec (Canada)
Mercredi 2 septembre 1987
Messieurs les chefs d'Etat, de gouvernement, de délégation,
Mesdames et messieurs,
Il y a maintenant dix-huit mois, c'était le 17 février
1986, j'avais l'honneur de vous accueillir, pour la plupart, au
nom de la France, à Paris.
Les Français qui m'accompagnent sont aujourd'hui, autant
que moi, heureux d'être à nouveau parmi vous, cette
fois-ci au Canada, à Québec.
Comment ne serions-nous pas particulièrement sensibles
à l'accueil de cette ville, dans ce pays, où une
partie de notre histoire s'est écrite et qui porte dans
ses murs, ses champs de bataille, son fleuve, les lignes de ses
horizons, le témoignage d'une admirable fidélité
aux raisons les plus profondes d'être et de rester soi-même.
Le rendez-vous était pris, il a été tenu
: pour la deuxième fois, quarante et un pays et communautés,
rassemblés autour de la langue française par une
solidarité forte et ancienne, se rencontrent.
Il a fallu du temps, de longues démarches et le sentiment
d'engager une action historique nécessaire à chacun
de nous pour y parvenir, depuis qu'un jour, quelques-uns des nôtres,
le Président Senghor, le Président Bourguiba, pour
ne citer que ces deux hautes personnalités, ont conçu
le projet, lancé l'idée.
Je remercie les artisans de notre oeuvre commune, la France y
attache une importance que chacun comprendra.
Paris : premier sommet. Mais cet élan serait retombé
sans votre concours, votre volonté, la ténacité
de ceux qui ont assuré le relais, aux premiers rangs desquels
nos hôtes de ce jour, sans le travail du Comité international
et des comités nationaux qui ont oeuvré pour que
les premières décisions de la communauté
francophone entrent enfin dans les faits.
Vous le savez, mesdames et messieurs, la francophonie c'est d'abord
130 et 140 millions d'êtres humains, aussi divers qu'il
est possible et qu'une même langue rapproche et rassemble.
C'est aussi la réunion de peuples, qui ont perçu
le grand jeu planétaire, où les originalités
s'estompent et où les hiérarchies s'accusent. Les
pays qui ne veillent pas, qui ne sont pas sur leur garde, perdent
vite leur substance ; les voici condamnés au rôle
de sous-traitant, de traducteur ou d'interprète. Pour certains,
confrontés aux difficultés du développement,
au fléchissement du cours des matières premières,
aux variations incessantes des parités monétaires,
il y va de l'existence même. Mais les autres, plus favorisés
économiquement, n'ignorent pas non plus que leur identité
est aussi menacée.
Dans ces conditions, quelle meilleure arme que la solidarité,
ce réflexe vital autour de ceux qui nous aiment - les plus
proches -, autour de notre langue, notre culture, qui nous rend
à la fois plus fraternels et plus forts.
Magistère de l'essentiel a-t-on dit, notre langue est claire,
et précise. Elle ne se contente pas de transmettre le minimum
opérationnel - comme on dit - elle organise une pensée.
Le français est au sens le plus haut, une langue de culture
et de civilisation : Etat, nation, liberté, Droits de l'homme,
révolution... Chaque fois qu'il s'agit de libérer
des hommes, autant de mots qui ont forgé des idéaux
et rassemblé des volontés. On en trouve la racine
chez nous. La langue française a créé entre
nous une complicité sans frontière, communauté
du regard, un regard enrichi par le dialogue permanent - Afrique,
Pacifique, Caraïbes, Europe, Asie, Amérique, les continents
- partout où des hommes vivent.
Elle demeure un remarquable instrument de communication. Elle
peut être, si nous savons agir, une langue pratique des
temps modernes. Il est vrai que la science et que la technique
contemporaines exigent des créations de mots et que le
français doit tenir sa place dans le dialogue de l'homme
et de la machine, qu'il faut à cet effet enrichir sans
cesse et traduire les capacités inventives d'un monde qui
va vite.
Refusons, mesdames et messieurs, la complainte du français
perdu. Notre langue doit être la préoccupation de
tous, de tous les pays qui ne veulent pas, en perdant leurs mots,
perdre la part principale d'eux-mêmes. Bref, il convient
de ne pas renoncer à ce que nous sommes, au plus vrai de
nous mêmes.
L'enjeu est grave. Il s'agit, comme je viens de le dire, de préserver
sur la terre, la multiplicité des regards, de préserver
notre vision du monde. Agissons donc à cette fin. Cette
rencontre de Québec est le jalon déterminant d'un
grand dessein.
La communauté francophone, on vient de le dire, je viens
de l'entendre, est essentielle à notre avenir, le nôtre,
à nous tous, puisqu'elle nous donne le moyen d'accroître
la compréhension et la solidarité entre les peuples
et d'abord les nôtres.
A travers le dialogue des cultures, et des cultures francophones,
se constitue peu à peu une approche analogue des affaires
du monde. C'est Léopold Senghor qui définissait
la francophonie, je le cite, "comme un mode de pensée et
d'action, une certaine manière de poser les problèmes,
et d'en chercher les solutions", il faut maintenant le démontrer.
Au sommet de Paris, nous avons parlé très librement
de graves problèmes internationaux très actuels
- l'apartheid, la situation au Liban, l'endettement des pays du
sud - et c'est déjà bien que nous ayons essayé
de rapprocher nos points de vue puisque, et c'est bien normal,
nous n'avions pas, sur toute question, la même position,
ce qui s'explique à l'évidence, cela a été
fort bien dit par le Premier ministre du Canada, pour des raisons
historiques, géographiques et d'intérêt de
toutes sortes.
Parce qu'elle dépasse les divisions traditionnelles, la
communauté francophone, communauté libre de toute
allégeance et de toute nostalgie des temps anciens, peut
être le support d'actions nouvelles originales.
J'ai noté que les chefs d'Etat et de gouvernement des pays
francophones avaient proposé plus de 90 actions au cours
de ces 18 derniers mois, arrêté ensemble 28 mesures
concrètes, mesures d'urgence, projets à engager
sans délai.
Pour mener à bien ces programmes, un comité de 11
représentants personnels des chefs d'Etat a été
constitué, comité présidé par M. l'ambassadeur
Jacques Leprette à qui je viens de rendre hommage pour
l'ampleur et la rigueur du travail accompli. Ce comité
lui-même a oeuvré dans un climat de confiance et
de concertation remarquable, il a réparti les différentes
décisions du sommet en grands secteurs ou réseaux
et nommé chaque fois un pays responsable. C'est cette organisation
qui a permis d'associer de nombreux pays au suivi du sommet. Il
faudra dans l'avenir, je le crois, continuer cette méthode.
A l'instar du Comité, les réseaux ont fait preuve
d'une même volonté d'aboutir. La tâche n'a
pas toujours été facile, on l'imagine, mais des
résultats sont là.
Je voudrais maintenant, en peu de mots, mesdames et messieurs,
résumer les objectifs déjà choisis et ceux
qui me paraissent devoir s'imposer autour de thèmes précis
: communiquer, coopérer, développer, témoigner,
inventer.
Pour communiquer, les chefs d'Etat et de gouvernement avaient
insisté à Paris sur la création d'une agence
internationale francophone d'images. Je crois que la bonne mise
en oeuvre entre Radio-France et les télévisions
d'Afrique francophone a permis de mieux couvrir les événements
de cette région. Nous allons, je l'espère, franchir
une nouvelle étape pendant ce sommet en jetant les bases
d'une véritable agence internationale.
Toujours dans le domaine de la communication, de nombreux Canadiens
recevront TV5 dès le début de l'année prochaine
et dans une étape ultérieure sa zone de diffusion
devrait s'étendre à toute l'Amérique du Nord,
aux Caraïbes. Une étude est également réalisée
sur la diffusion de TV5 en Afrique, c'est la télévision
dans le domaine des industries de la langue. Un prix de l'innovation
a été doté et sera décerné
en 1988. Des projets requéraient des études plus
longues et les responsables des industries de la langue vont nous
soumettre leur rapport. Il nous faudra engager, à partir
de ce travail d'analyse, des programmes concrets et financés
de ce travail d'analyse, des programmes concrets et financés
- un plan de diffusion de 110 revues scientifiques a été
également mis en place - et développer les réseaux
documentaires nécessaires au développement des pays
du sud. Des opérations pilotes ont été lancées.
Je pourrais continuer cette énumération avec l'étude
du baccalauréat francophone, l'aide à la scolarisation
des enfants francophones, bien d'autres actions encore, le guide
de l'énergie, la fourniture de cellules photovoltaïques,
les livres de poche, mais je ne cherche pas à être
exhaustif : je veux simplement dire à tous que nous sommes
sur la bonne voie.
Communiquer : cela veut dire aussi enseigner et pour enseigner,
former, communiquer entre nous. Encore faut-il que cette communication
déborde sur le reste du monde et que nous puissions victorieusement
affronter la compétition avec les autres langues. Il nous
faut donc être en mesure, partout, de disposer des enseignants,
des maîtres de la langue, de ses structures, qui en connaissent
le vocabulaire, la richesse, la poésie, le rythme. Cessons
de vivre repliés sur nous-mêmes. J'ai dit communiquer,
et je continuerai en prononçant pour la deuxième
fois le mot coopérer : coopérer, échanger,
développer le culturel, l'économique. La France
de ce point de vue dispose heureusement de relations multiples
avec tous les pays qui se trouvent ici assemblés pour développer
les échanges souvent trop timides, trop restreints, qui
devraient naturellement trouver une place prioritaire dans nos
préoccupations.
Développer : la France est, parmi les pays qui siègent,
avec le Canada, au sommet des grands pays industrialisés.
Celui qui fournit l'effort le plus élevé pour contribuer
au développement des pays dits du tiers monde. Communiquer,
coopérer, témoigner, c'est pourquoi nous parlons
dans ce deuxième sommet, comme au temps du premier, d'autres
choses que de nos affaires propres, que nous échangeons
des vues sur les grands sujets qui divisent les hommes sur la
terre et nous prenons des risques : car nous savons bien que la
distance est grande entre la position d'un problème et
sa réponse et une réponse a priori divergente. Encore
pouvons-nous témoigner ensemble de notre culture commune
qui commande nos idéaux : que signifierait le mot culture
sans cela ? Rechercher les moyens de témoigner partout
où se posent des questions de ce type, les Droits de l'homme,
le droit des peuples, le droit des peuples à exister en
sécurité, le droit de toute collectivité
à se voir reconnue dès lors qu'elle repose sur des
données réelles. Il y a les grands thèmes
du désarmement, de la sécurité collective,
de l'arbitrage, qui devraient toujours présider aux échanges
de vue sur la paix. Je n'oublierai pas, quelques moments avant
de conclure, le nécessaire développement.
Comment, quand vous énumérez la liste des participants
à ces sommets, ne pas observer le grand nombre de nos amis,
de nos frères qui appartiennent au monde en voie de développement
et qui subissent aujourd'hui une crise plus rude que jamais car
puisque l'on dit crise, égoïsme, fermeture, affirmation
de soi passent avant les solidarités.
Comment imaginer qu'une communauté francophone ne pourrait
pas s'attacher d'abord pour le développement à répondre
partout aux besoins de l'autosuffisance alimentaire, enfin d'en
chercher les moyens, d'en développer les thèmes,
d'en fournir les techniques, tenter de saisir bien que cela soit
fort difficile, on s'en est rendu compte, la manière de
donner aux matières premières une stabilité
qui aujourd'hui n'est en vérité que le moyen souvent
de dominer ou de spéculer, de telle sorte que des pays
qui forgent des plans de plusieurs années, rendent cohérents
leurs développements, voient ces plans réduits à
néant après une seule semaine où les intérêts
en présence jonglent et jouent avec les cours des matières
premières. L'endettement, on vient d'en parler. Vous savez
que la France a pris l'initiative, pour l'Afrique mais aussi dans
le cadre du développement général, de faire
considérer la situation des pays qui sont plus pauvres
que les autres ou qui ont moins le moyen que les autres de sortir
de cette crise. Les propositions qui ont été faites
par la France récemment à Venise répondent,
je le crois, au plus près à la difficulté
qui se propose.
Songez qu'il a fallu - M. le Premier ministre du Canada s'en souvient
mais aussi le Premier ministre de Belgique - il a fallu lutter
pour que soit inscrit dans la résolution finale, le rappel
de la contribution des aides multilatérales, 0,7 % du produit
national brut de chacun des pays industrialisés, alors
que depuis tant d'années, ce pourcentage a été
reconnu officiellement par les institutions internationales. Cela
paraissait presque scandaleux que de s'en souvenir aujourd'hui.
Eh bien, les pays francophones ont été en pointe
de ce que je n'ose même pas appeler une revendication mais
simplement la proclamation d'une justice élémentaire.
Le développement, question majeure, lié dans bien
des cas au désarmement, mais c'est une autre affaire. Je
suis sûr que sur ce terrain, comme sur les autres, un langage
commun sera trouvé entre nous.
Et si j'ai rappelé les thèmes essentiels de ce qui
me paraît être l'axe de notre démarche - d'abord
communiquer - puisque nous avons une langue commune, tirons-en
tous les effets. Atteignons tous les horizons culturels qui forment
ce qu'il y a de plus secret, de plus intime en chaque personne,
ce qui donne aux peuples leur identité la plus sûre.
Pour coopérer, c'est-à-dire pour échanger,
pour développer ensemble tous nos moyens et témoigner
à la face du monde, encore faut-il penser au dernier terme
: inventer. Tout change à tout moment, la vitesse des sciences,
l'assurance du savoir, le pouvoir de la connaissance, eh bien,
nous sommes partie prenante, mesdames et messieurs, nous, les
francophones et nous ne gagnerons cette belle bataille pacifique
que si nous savons inventer, aussi bien sur les thèmes
esthétiques que sur les plans éthiques, inventer
par notre capacité à aborder les problèmes
économiques, des forces créatrices enfin mobilisées,
mesdames et messieurs, cela nous permettra d'aborder le futur
qui commence aujourd'hui. Merci..